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Quai des marées à St Nazaire, juin 2020. En ce dimanche après-midi , deux enfants jouent sur la petite plage située en contrebas du Môle d’Abri. Vous savez, cette petite plage, que l’on découvre quand on regarde au loin vers le Pont de St Nazaire, du côté de la grande grue à containers, rouge et blanche. Les enfants jouent côte à côte, emportés chacun dans leurs histoires imaginaires. Pour eux la plage devient tout à tour, un grand chantier de travaux routiers, un château fort, un musée maritime et sans doute tellement d’autres merveilles encore. L’un des enfants est blondinet. Il a la peau très claire, de celle sur lesquelles le soleil laisse des traces de morsure qui vous tiennent éveillé durant de longues nuits. L’autre est brune. Elle a la peau bien noire. Un chien, venu d’on ne sait où, traverse la plage en courant, pénètre dans l’eau, en ressort en s’ébrouant.
– « Tu as vu le chien ? »
– « Oui, fais attention, il va te casser ton château en sortant de l’eau »
Voilà, c’est tout simple. Ils ont fait connaissance et partagent maintenant l’aire de jeux, mélangeant leurs imaginaires pour faire évoluer ensemble leurs constructions éphémères dans le sable.

Les parents surveillent leurs enfants du coin de l’œil, depuis l’avancée située en hauteur. Amira, la jeune maman de la petite fille admire le phare fraîchement repeint, fièrement dressé, qui domine de sa petite tête rouge vif, l’entrée de la baie. Du Môle d’Abri, on peut voir sur la droite les filets de pêche, semblables aux carrelets chinois de Cochin, en plus modestes. Ils sont regroupés sur le quai des Marées, alignés en rang bien serrés. Ici, cela sent bon l’iode et les embruns. Sur la gauche, au-delà de la petite plage, juste après la Halle Sud, à peu près en face de l’écomusée, on aperçoit une coque de navire échoué.

C’est le monument « A l’Abolition de l’esclavage ». Il faut dire que ces quais, ils en ont vu passer des bateaux chargés d’esclaves. De ceux qui partaient depuis Nantes vers les colonies. Entre le XVII et le XIV ème siècle, on dit que pas moins de 600 000 esclaves sont partis, sans doute enfermés dans les cales de ces fameux navires.

C’est sans aucun doute ce qui a permis, pour une part, à certaines familles de Nantes de prospérer à cette époque et l’on a vu alors différents aspects de la ville se modifier. Ainsi, les habitants de la petite bourgade de St Nazaire, située à l’embouchure de l’estuaire de la Loire, ont vu passer des milliers d’esclaves et c’est à la fin du XX ème siècle qu’un mémorial leur a été dédié.

Face à ce mémorial, Amélie, la maman du petit blondinet, raconte à Louis son mari, l’histoire bien incroyable d’une de ses ancêtres dont l’amoureux, avait embarqué en 1725 pour une durée de deux ans. Amélie raconte comment elle a découvert le journal intime de cette ancêtre, en fouillant dans le grenier de sa grand-mère, quand elle avait 16 ans. Non sans difficulté, parce que ce journal est chargé d’émotions, Amélie m’a enfin autorisée à vous livrer ici les dernières pages de ce fameux journal.
« Oh la la, mon cher journal, il faut à tout prix que je te raconte cette journée mémorable car c’est peut-être la dernière fois où je pourrais trouver le temps de t’écrire. Demain, ce sera un grand jour pour moi. Ce sera le jour de mes noces avec Alphonse. Tu sais, mon cher journal, toi qui m’a accompagnée tout au long de ma vie, que ces noces je les ai désirées, espérées une vie durant. Tu te souviens du départ d’Alphonse à bord de la frégate, il y a de cela plus de 50 ans. Tu t’en souviens forcément mon cher journal, tant je t’avais inondé de larmes. Alphonse avait décidé de s’embarquer pour deux ans et d’aller rejoindre le Nouveau Monde. Il voulait s’assurer d’un petit pécule avant de convoler en noces. Follement amoureux l’un de l’autre, nous nous étions promis d’attendre son retour pour nous marier et fonder une famille. Et voilà que les années avaient passé et Alphonse n’était jamais revenu. Tu te souviens, mon cher journal, de ses heures passées au bout de la jetée à chaque fois que l’on annonçait en ville le retour d’un bateau. Je pense avoir assisté à tous les retours de bateaux durant au moins 25 années. J’avais le cœur battant, le souffle court en découvrant les voiles à l’horizon. Je courrais alors vers le port et étais profondément émue en regardant ces hommes qui descendaient fiers et heureux de retrouver la terre ferme et leurs familles. Ils avaient les yeux profonds, le regard lointain chargé de mille souvenirs. Leur peau était tannée. Des cales des bateaux montaient les effluves des épices qu’ils transportaient au prix de leur vie, au prix de la vie de mon Alphonse, sans doute, puisque lui ne revenait jamais. Je repartais alors le cœur serré, le souffle long, les yeux embués, la rage au corps devant ces femmes si heureuses de retrouver leur compagnon. Et puis, au bout de 25 ans, j’avais décidé de ne plus me torturer et j’avais consacré ma vie à mon petit bout de jardin. Les légumes et les fleurs aux multiples parfums comblaient mon quotidien.

Le travail de la terre m’avait aidée à faire taire mes ruminations et petit à petit ma vie avait pris un autre tournant. Jusqu’à ce jour du mois d’avril dernier. Alors que je désherbais mon carré de petits pois, je me sentis épiée. Je levais doucement mon regard, déployais mon dos endolori et découvrais un vieux monsieur en train de me regarder fixement, derrière les grilles du potager. Il faut dire que dans notre coin de campagne française, les visiteurs sont plutôt rares et s’annoncent toujours. Devant l’insistance de son regard, j’ai commencé à me poser des questions. Je ne ressentais aucune crainte, j’étais plutôt étonnée. Dès que mon regard a croisé le sien d’un peu plus près, j’ai retrouvé cette étincelle que je n’avais jamais oubliée. Cette étincelle qui avait tant et tant de fois fait chaviré mon cœur. Cette étincelle que j’avais tant et tant de fois scrutée, attendue, espérée et que je n’avais jamais retrouvée dans aucun des regards des hommes qui rentraient du Nouveau Monde. Cette étincelle qui vous donne comme des battements d’ailes de papillons dans le cœur et dans les poumons. J’ai balbutié quelques mots puis mes lèvres ont esquissé son prénom…Al…phon…se ? Je l’ai invité à entrer. Nous étions un peu gauches même si au fond de nous-mêmes nous avions très envie de retrouver nos gestes d’antan. Que veux-tu, mon cher journal, à 75 ans, les gestes ne sont plus si vifs. Alphonse m’a embrassée délicatement.

Nous nous sommes assis sous la tonnelle, dans le potager, qu’il a pris le temps d’admirer, non sans émotion. C’est assis là, à l’ombre de la tonnelle, qu’il m’a raconté son incroyable histoire. Une traversée aller sur le Mercure, un brick de 600 tonneaux. Celle-ci avait duré de longs mois avec des compagnons malades et deux compagnons décédés de maladies auxquelles lui avait échappé.

Enfin arrivé à Pondichéry, au terme d’une traversée de 258 jours, il avait pu, comme prévu, travailler au négoce pour le compte de son père. Deux ans plus tard, son pécule en poche, il avait embarqué sur l’Espérance, espérant bien me retrouver à l’arrivée, pour me demander en mariage. Au terme d’une terrible tempête et d’une traversée bien mal engagée, depuis le départ, le bateau avait fait naufrage sur une île.

Sous la direction du capitaine, les naufragés avaient réussi à reconstruire une petite embarcation. Et c’est ainsi qu’au bout de quelques semaines, le capitaine, son second, le premier maître et deux armateurs avaient réussi à quitter l’île tout en promettant de revenir chercher les survivants. Ils avaient été récupérés en pleine mer par une frégate espagnole et n’avaient pu rentrer à Nantes qu’après des années de captivité. Revenus à Nantes, devant le coût exorbitant d’une telle expédition, ils s’étaient bien gardés de parler de cette promesse. Les naufragés restés sur l’île étaient au nombre de 22. Ils s’étaient organisés et le temps passant, ils avaient fini par recréer une véritable microsociété. Les armateurs n’avaient jamais tenu leur promesse. C’est le fils du premier maître qui, 50 ans plus tard, ayant reçu les confessions de son père, avait décidé d’affréter un bateau, à bord duquel il avait lui-même embarqué, pour aller rechercher les survivants, s’il y en avait encore. De survivants, il n’en restait que 6 et Alphonse était l’un d’entre eux. Son amour pour moi lui avait toujours procuré l’énergie de survivre et il n’avait jamais perdu son espoir de me retrouver un jour. De mon côté, j’avais bien peu de choses à lui raconter, si ce n’est qu’en dehors de ma réussite dans la vente des épices, j’avais consacré ma vie à ce petit bout de jardin pour me consoler. Heureuses et délicieuses retrouvailles, mon cher journal. Et c’est demain que nous allons convoler en noces. Oui dès demain et cette fois, s’il remonte sur un bateau ce ne sera pas sans moi. »
Sur l’avancée du Môle d’Abri, Amira regarde sa fille qui joue toujours sur la plage. Elle écoute les bribes de cette confession et à son tour, elle éprouve l’envie de raconter l’incroyable histoire de ses ancêtres. Suite au prochain épisode.
Par Nathalie (avec l’aide précieuse de Jean-Yves sur les aspects historiques)
Suite : https://nathjy.travel.blog/2020/08/16/jeux-denfants-et-secrets-de-famille-episode-ii/
L’amour résisté à tous les obstacles, agréable écriture
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Magnifique !!!très émouvant vite vite la suite !!
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Quel joli récit débouchant sur cette incroyable histoire des tromelins ☺️ Merci, et jattend le 2e épisode 🤗
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