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Extraits de l’épisode précédent : A bout de souffle, Lucie puise en elle ses dernières forces pour réussir à parcourir les derniers mètres qui la séparent du quai 21. Encore un dernier effort, plus que quelques marches. Exsangue, elle arrive au bout du quai 21 pour voir partir, au loin déjà, les deux feux bien ronds et bien rouges du dernier wagon du train.
Place 18, place 26, place 32, encore un peu plus loin, voici ma place, la 46. Hop, le sac dans la galerie et enfin je peux m’écrouler sur le siège. Après une nuit totalement blanche, je crois que je pourrais dormir partout, y compris sur un vieux fauteuil élimé et défoncé d’une vieille voiture Corail de la SNCF. Cela tombe bien, c’est cela qui se trouve sous mes fesses. Ouf ! Malgré la fatigue, les évènements de la nuit me reviennent en force, et les émotions qui vont avec. Lucie, d’abord. Bien entendu, Lucie ! Comment serait-ce possible que Lucie sorte de mes pensées ? Quel coup m’a-t-elle encore fait là. Elle sait vraiment se faire désirer, et « désirer » est un mot faible. Elle vous plante, et le résultat, c’est qu’elle ne quitte plus vos pensées ! Entre 3h et 4h, elle a été en boucle dans ma tête. « Ruminations anxieuses » dirait un psychiatre. Ce qui signifie que les mêmes questions tournent en rond dans la tête, de façon obsessionnelle. Plus on y pense et moins on trouve de réponse, et donc on y pense encore plus. Cela me rappelle la période qui avait suivi notre dernière rencontre, il y a dix ans. Elle avait duré exactement dix jours. Dix jours à ruminer. Dix jours pendant lesquels Fred – et oui, mon ami de toujours était déjà dans ma vie – donc dix jours durant lesquels Fred m’avait conseillé, délicatement d’abord, puis avec de plus en plus d’insistance et enfin en me menaçant des pires sévices, de consulter un médecin. Dix jours à ruminer. Neuf nuits blanches. A la fin, je faisais tellement peur à voir que, faisant irruption dans ma chambre au chant du coq, Fred, Paul et Abi m’avaient emmené de force aux urgences de Cochin. Là-bas, nous étions tombés sur l’interne de garde de psychiatrie, mal rasé et épuisé lui aussi. Il avait commencé par écouter, ou par faire semblant, puis avec un peu plus d’intérêt, comprenant la situation, un large sourire avait éclairé son visage. Et enfin, hilare, il avait sorti son ordonnancier, griffonné dessus trois lignes, posé une signature, un coup de tampon et avait ajouté « vous prenez ça tous les soirs pendant une semaine, ça ne la fera pas revenir, mais vous irez mieux quand-même ». J’avais donc pris cet « Alprazolam » le soir même, et je m’étais immédiatement arrêté de faire la vache. J’avais dormi douze heures d’affilée, au grand soulagement de Fred. Effectivement, la vache, si elle rumine en permanence, c’est pour vivre, alors que moi, cela me tue. Alors, ce serait plus juste cette fois-ci de parler de « ruminations amoureuses », car si elles m’ont bel et bien empêché de dormir, ce ne fut pas désagréable pour autant. Ce qui fut désagréable, ce fut l’arrivée de Fred. 4h, alors que je commençais à glisser dans le sommeil, la porte s’est ouverte avec fracas, et Fred est entré… enfin, pour être exact, il a effectué une glissade qui l’a conduit de la porte d’entrée jusqu’au pied de mon matelas. Complètement alcoolisé, il a perdu l’équilibre en poussant la porte, et emporté par son impétuosité habituelle exacerbée par 3 ou 4 grammes. Il a glissé et moi j’ai bondi en sursaut, car je dois bien avouer qu’il m’a fait peur. Mon cerveau c’est alors remis en marche normale, et je me suis d’abord demandé comment il avait fait pour réussir une telle glissade sur le lino. C’est mon nez qui m’a apporté la réponse. Cette andouille ne s’est pas contentée de tomber, il a simultanément et généreusement vidé le contenu gastrique d’une soirée bien trop arrosée… réflexion faite, il devait être à pas loin de 5 grammes. Bref, avec un tel lubrifiant et sans le matelas sur le trajet, il se serait fait une fracture du crâne contre le mur du fond.
4h à 4h30 ce fut alors ma période aide-soignante : déshabillage, évacuation du linge souillé, toilette complète d’un gars en état de tétraplégie ou presque, pyjama et installation en position semi assise. Lavage du sol à grandes eaux et grande aération de l’appartement. Puis de 4h30 à 6h, période infirmière : réhydrater, traiter (paracétamol) et tenir le patient en éveil car tout retour de vomito pourrait être fatal sans compter le risque de coma éthylique. Et enfin, de 6h à 9h, période psychologue, car le Fred ayant retrouvé ses esprits, il m’a fallu écouter le récit intégral de ses exploits, ou bien l’immensité de son malheur, appelez ça comme vous voulez. Car le Fred avait enfin trouvé – pour la 1000ème fois de sa vie – l’élue de son cœur. Approche parfaite, grâce à une grande expérience – façon le film « Un jour sans fin », car c’est au moins sa 1000ème – et final parfait, dans le lit de l’élue, à bord d’une mignonne petite péniche amarrée près du Pont neuf.





Histoire de rêve jusqu’à ce que… il s’endorme, et, qu’avec horreur, la fameuse élue se réveille en sursaut, comprenant en un instant que toute histoire d’amour était vouée à l’échec avec un ronfleur pareil. Ajoutez à cela que, même pas trente secondes après le début du concert, deux pompiers de Paris, alors en faction sur la péniche « Commandant Besnier » amarrée juste derrière, sont venu en courant, inquiet du raffut indescriptible provenant de chez leur habituellement très calme voisine. En moins de deux, Fred se retrouvait sur le quai avec ses vêtements sur les bras, une fin de non-recevoir définitive et une déception à la hauteur de son espérance une fois de plus déçue.

Que faire dans ces cas-là ? Rentrer chez soi retrouver son vieil ami justement de passage… et nouvelle cruelle déception, car je n’étais pas encore rentré, pour cause de métro déjà fermé, vous connaissez l’histoire. Alors ses vieux démons l’ont repris et il est rentré quand plus aucun bar n’a voulu le servir. 9h, hors de tout danger, enfin un peu consolé, Fred s’endort sur une nouvelle promesse de consulter un ORL pour trouver une solution à son problème n°1… « Promis promis ! » et un addictologue pour son problème n°2… mais cela, nettement moins promis. Complètement épuisé, je prends alors conscience que si je me recouche, c’est la certitude de rater mon train. Donc douche, café « haute concentration », petit-déjeuner pantagruélique – effectivement, je constate une nouvelle fois que le sommeil est anorexigène !- et… je suis encore bien trop tôt pour le train de 10h30, il me reste au moins une heure à tuer… où plutôt à ruminer. Que faire ? Aller la retrouver ? C’est le risque de faire des salades, et de perdre mes salades. Lui téléphoner ? C’est le risque d’une nouvelle incompréhension, il y a des choses qui ne peuvent se dire que « de visu », le non verbal étant essentiel. Lui envoyer un SMS ? Un SMS, non. Mais envoyer quelque chose de symbolique, oui. Et quoi de plus symbolique que ce qui fut au centre même de notre séparation d’il y a dix ans ? Oui, pas de doute, il faut boucler la boucle et repartir depuis le début. Où est mon portable, il me reste dix minutes. Inter Flora. Voilà. Bouquet de fleurs coupées. Ok. Roses. Pourpre… oui et non, pas que, la situation n’est plus exactement la même… il faut un petit message codé pour qu’elle comprenne qu’avec moi aussi elle doit faire preuve d’un peu d’empathie. Sans épine. Essentiel. Payer. Oulala, mon banquier va encore m’appeler pour me faire la morale… tant pis. Code. Valider. Commande confirmée. Sera livrée dans l’heure, parfait. Mon sac, et en avant vers la gare. Metro. Trouver le bon quai. Ce n’est pas possible une gare pareille, un chat y perdrait ses petits ! Après avoir demandé 5 fois, me voici sur le bon quai, puis dans la bonne voiture. Place 18, place 26, place 32, encore un peu plus loin, voici ma place, la 46. Hop, le sac dans la galerie et à peine mes fesses touchent le siège, je m’endors.
Par Jean-Yves
