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Fin de l’épisode précédent : Lucie est tellement en colère qu’elle ramasse le bouquet et lui lance cette fois à la figure, sous le regard médusé des passants, nombreux en cette saison. Elle n’a pas de mots pour exprimer sa déception ni sa colère. Elle ne lui fera quand même pas l’honneur de pleurer devant lui, alors elle part en courant, s’engouffre dans la station de métro avant qu’il n’ai le temps de réagir et le laisse seul au milieu d’un bouquet désarticulé et de pétales de roses pourpres éparpillés sur le sol.
Levant les yeux, il la vit. Comme guidés par des aimants, leurs regards se sont immédiatement croisés. Des yeux bleus comme un ciel d’août en Italie, immenses comme l’océan Pacifique, profonds comme la fosse des Mariannes. Cela faisait plus de dix années, et pourtant Julien se sentit fondre à nouveau sous ce regard brûlant auquel il est impossible de cacher quoi que ce soit.

Il aurait bien voulu se cacher et même disparaître. Pourquoi ne pas se transformer en livre, genre « L’homme invisible » d’Herbert George Wells, édition de poche, et aller se glisser dans la boite à livre, juste derrière, entre une biographie du Général Patton et « La Vie éternelle » de Jacques Attali. Au milieu de tant d’ego personne ne le trouverai, sauf elle bien sûr.

Elle qui l’aurait non seulement immédiatement saisi, mais en plus lu jusqu’à la dernière page en quelques secondes, y compris tout ce qui est écrit entre les lignes, exactement comme elle était en train de faire, bien que se trouvant encore à vingt mètres de lui. Inutile de chercher à fuir.
Julien se remémora alors leur dernière rencontre et les conclusions qu’il avait tiré de ce moment douloureux.

Effectivement, les quelques échanges électroniques postérieurs avaient été complètement vains, et c’est il y a dix ans que tout s’était brutalement arrêté par un de ces ouragans dont seule Lucie a le secret. Quel tempérament se dit encore Julien. Et dire que les indiens supportent ça depuis maintenant dix ans. S’il n’y avait pas ses extraordinaires capacités d’écoute, d’empathie et de déduction, c’est à n’en pas douter Narendra Modi lui-même qui l’aurait remis dans l’avion pour la France.
Allons, se dit Julien, qu’ai-je donc conclu de ce jour-là. D’abord que la fleuriste a eu tort : les roses n’arrangent pas tout, même les pourpres. Puis que la fleuriste a eu raison : il fallait un bouquet sans épine. C’est grâce à cela que je n’ai pas eu à inventer une histoire de meute de chats furieux qui s’en serait pris à moi, et que j’ai encore des yeux pour la contempler aujourd’hui. Ensuite que décidément mon oncle Jean est vraiment un triple imbécile prétentieux. Mais bon, maintenant qu’il est dans son EHPAD, il ne nuit plus. Et enfin, que vraiment, je ne sais toujours pas comment j’aurai dû annoncer ma décision à Lucie. Pendant ce temps, Lucie, d’un pas gracieux mais décidé, s’approche de plus en plus.

15 mètres : Dieu qu’elle est toujours aussi belle, le temps n’a fait que perfectionner tout ce qui était déjà parfait il y a dix ans. 10 mètres : avec quel pas décidé et ferme elle se déplace, sa volonté ne s’est pas affaiblie avec le temps. 8 mètres : si sa robe est plus longue, elle est faite d’un motif identique de celle d’il y a dix ans, des petites fleurs de toutes les couleurs, mais à dominante bleues. 5 mètres : elle se parfume toujours avec Chloé. 4 mètres : dans son déplacement, l’air se charge tellement d’électricité que Véronique, Paul et Abi, avec lesquels je conversais, préfère amorcer une prudente retraite, estimant sans doute trop élevé le risque de dommages collatéraux, et me voici donc seul. 3 mètres : si elle ne se décide pas à ralentir, est-ce que je me jette à droite dans le massif de rhododendrons, ou bien à gauche, sous le banc ? 2 mètres : enfin elle sort son aérofrein, enfin, je veux dire qu’un large sourire vient éclairer son visage et la voici immobile devant moi.
« Comment vas-tu ? » me demande-t-elle. Là je me souviens que cela fait deux bonnes minutes que je n’ai pas renouvelé l’air de mes poumons, et qu’il est temps d’y penser si je veux pouvoir lui répondre. Lui répondre quoi d’ailleurs ? Mieux depuis l’instant où j’ai constaté que tu ne tenais ni pistolet, ni mitraillette, ni sabre, ni gourdin, ni bouquet de rose… mais je me suis abstenu, me souvenant juste à temps qu’elle ne digérait pas toujours très bien mes traits d’humour. Alors, comment je vais ? Vaste question. Je tremble tellement que des milles idées qui me traversent, aucune ne trouve le chemin de ma bouche. Comment je vais. Bien sans doute, et ce depuis dix ans que j’ai décidé de ne pas aller à New York. Je déteste les voyages, surtout à l’étranger, ça m’a toujours fait peur. J’ai toujours détesté le management des organisations, études dans lesquelles je m’étais lancé après mon deuxième échec au concours de médecine, sur l’insistance de mon oncle Jean et le chantage affectif de ma mère. Elle n’a jamais réussi à sortir de l’influence néfaste de son frère qui maintenant contribue comme cobaye à la formation des nouvelles infirmières de son EHPAD… les moins douées j’espère. Oui, vous l’avez deviné, j’ai une dent contre lui. Alors je vais bien, maintenant que j’ai trouvé ma voie, le maraîchage en permaculture. Je vais bien depuis que je me suis remis de ce choc traumatique de juin 2010. Bien, même si j’estime que tu devrais me rembourser au moins la moitié des plusieurs milliers d’euros de psychothérapie inutilement dépensés depuis dix ans – et j’irai beaucoup mieux si cela arrivait, car ainsi les relations avec mon banquier s’apaiseraient sérieusement, eu égard à mon compte en banque chroniquement déficitaire. Bien, même si ma mère, entre deux visites à l’EHPAD, ne cesse de me demander quand elle verra ses petits-enfants. Bien, mais terriblement seul. Bien, mais bientôt très mal si mon cœur continue à 200 battements par minute. Bien, même si ce dernier est toujours en miettes et qu’il se retrouve aujourd’hui face à celle pour laquelle il a battu tant de fois avant qu’elle le broie. Bien, même si j’ai envie tout à la fois de t’embrasser et de t’étrangler.
C’est fou le nombre et la précision des éléments que le cerveau peut émettre en une demi seconde, et qui permettent ainsi d’élaborer une réponse qui soit à la fois juste, vraie, puissante, libératrice et finalement appropriée. Ma réponse fut donc un modèle d’équilibre, tout à la fois d’une folle audace et d’une ouverture tranquille : « Bien, et toi ? »
Par Jean-Yves
Épisode suivant : https://nathjy.travel.blog/2020/09/08/le-bouquet-de-roses-pourpresepisode-iii-lucie/
Bon bah on dit « jamais deux sans trois »… A quand le 3e???
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