English version : https://nathjy.travel.blog/2020/07/15/the-nib-and-the-inkwell/
Travail d’écriture réalisé dans le cadre de l’Atelier 62 : se mettre à la place d’un objet, ici une plume, et raconter son histoire avec un encrier.
La première fois que je t’ai vu, je sortais tout juste de l’emballage de papier Kraft qui avait servi à me protéger durant le trajet entre la papeterie de l’avenue Coty – où j’attendais sagement, rangée dans un casier, qu’on veuille bien m’acheter – et la rue Daguerre où habitait Mlle Meunier, ma nouvelle maitresse. Mlle Meunier était alors institutrice à l’école des filles de la rue d’Alésia.



Sitôt arrivée dans son petit appartement, ma maitresse m’a déballée, et la tête encore toute tourneboulée, je t’ai vu, de loin d’abord, puis très vite de tout près, car Mlle Meunier d’un coup de pouce t’a ôté le chapeau, alors que de l’autre… Ce fut très rapide, mais je suis tout de suite tombée amoureuse de ce liquide d’un noir profond et mystérieux qui te remplissait. J’y ai vu le signe d’une personnalité sérieuse, profonde et stable. Je crois que, sans le savoir, je t’attendais depuis longtemps, moi qui ai dans les gènes de virevolter sans cesse et de danser dès que je suis au contact du papier, avec de grands sauts plus ou moins rapides et fréquents dans la bouche de ma maitresse ainsi que d’autres, plus réguliers, mais toujours aussi agréables, vers toi mon bel encrier au col si accueillant et à l’encre noire comme l’immensité de l’amour qui nous lie.
La journée de notre première rencontre fut sans doute la plus forte et la plus belle de notre vie. Ma maitresse avait pris du retard pour les bulletins de notes de ses élèves. A vrai dire elle n’a jamais aimé les rédiger et elle les faisait toujours au dernier moment. Cette semaine-là, elle avait tant retardé l’échéance que sa vieille plume d’alors, fort malmenée, s’était brisée sur un zéro pointé. Catastrophe ! Ma maitresse courut pour trouver une papeterie encore ouverte, alors que le soir tombait déjà, puis revint, courant encore, mais soulagée, avec moi dans son sac. Elle s’est alors mise à sa table, et ce fut entre nous une soirée torride. Du papier à toi et de toi au papier, sans presqu’aucune étape entre les dents de ma maitresse. Nous nous vîmes au moins mille fois lors de cette première soirée. J’ai pu boire tant de fois à ta source que je t’ai finalement abandonné, pratiquement sec, au milieu de la nuit, alors que moi, je pouvais enfin, exténuée mais heureuse, retrouver mon repose plume pour une courte nuit.
Il y eu d’autres moments comme celui-là, par la suite, mais aucun ne fut jamais aussi long et intense. Il y eu des moments plus durs aussi. Je me souviens de l’un d’entre eux. C’était la première année, tout allait bien entre nous, l’été avait commencé et, soudainement, plus rien. Moi, sur mon repose plume, incapable de bouger, et toi, le chapeau obstinément vissé sur la tête, mais te desséchant quand même peu à peu. Cela a duré environ deux mois. Deux mois fait de jours ensoleillés et de quelques orages magnifiques, sans aucune rencontre. J’ai cru ne jamais te revoir. J’ai pensé devenir folle de désespoir et je t’en ai même voulu, car pour échapper à la folie, il fallait un coupable. Puis le temps s’est un peu rafraîchit, le mois de septembre est arrivé et, à mon grand soulagement, nos rencontres ont repris. Avec le temps je me suis faite à ces interruptions d’une semaine ici, de quinze jours-là et de celle, toujours éprouvante, de l’été.
Le temps a passé, et maintenant nous vivons l’un et l’autre dans nos souvenirs. Nous ne sommes pas loin l’un de l’autre, sur la même étagère, mais s’en est fini de nos belles rencontres. C’est depuis l’arrivée de ce Parker. Ma maitresse m’a alors totalement abandonnée… il ne me reste donc que le souvenir de ces longues années où nous nous sommes fréquentés, embrassés et nourris l’un de l’autre. A présent, vieille et usée, je dois reconnaitre que je ne tenais plus trop la distance. L’année 1968 fut particulièrement difficile, que de fois ai-je trébuché sur le papier ou bien encore l’ai-je taché du fait de petites fuites pourtant bien involontaires. Pas de doute, mon pas devenait trop imprécis, l’arthrose sans doute… finalement ce repos forcé me convient, même si nos rencontres enflammées me manquent.
Par Jean-Yves
J’ai beaucoup aimé cette rencontre légère et très poétique 🙂 Merci Jean-Yves!
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J’ai adoré ce texte tout en finesse et légèreté : du pur Jean-Yves… 😉 BRAVO et MERCI !
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Quelle torride fusion, et quelle profonde métaphore qui me fait penser à « comme brosse dans une boîte de khôl » pour apporter la preuve de l’adultère dans la tradition musulmanne.
Et plein d’autres associations…
Merci pour la légèreté
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